Les lieux de mémoire dédiés à Émile Mayrisch

par Charles BARTHEL

Les lieux de mémoire dédiés à Émile Mayrisch ne manquent pas. Outre des squares, des rues, un hôpital, un stade, …qui tous se targuent de la notoriété du maître de forge né en 1862, d’autres sites évoquent d’une manière plus spécifique – on oserait dire: plus authentique – le souvenir d’un des rares citoyens du Grand-Duché parvenus à s’assurer une place privilégiée dans les manuels d’histoire européenne.

Il s’agit d’abord des deux domiciles de Mayrisch. Le premier est la villa du Kräizbierg à Dudelange habitée à l’époque où, jeune ingénieur sans diplôme, ses liens de parenté avec les frères Metz lui valent de prendre en main les destinées de la SA. des Hauts-Fourneaux et Forges de Dudelange. La bâtisse est transformée plus tard en une maison de repos pour enfants convalescents avant d’abriter un centre thérapeutique pour infirmes moteurs cérébraux. Elle ranime dans la mémoire collective nationale l’image des nombreuses institutions de bienfaisance largement dotées par le chef d’entreprise. Elle revêt par conséquent un caractère quelque peu représentatif pour tant d’autres œuvres sociales comme l’école en forêt, les cités ouvrières, les fonds de pension pour veuves et orphelins, la section luxembourgeoise de la Croix Rouge, etc., et dont la naissance ou le développement sont durablement attachés à la personne de «papa Mayrisch».[1] Force est cependant de constater que le rayonnement du Kräizbierg s’arrête aux frontières du pays. Sauf exception, l’endroit est presque totalement inconnu à l’étranger.

Il en va bien différemment du château de Colpach. Mayrisch acquiert le domaine en pleine guerre de 14-18 pour l’occuper à partir des années vingt. Dans l’intervalle, il est promu président de la direction générale des Aciéries Réunies de Burbach-Eich-Dudelange (Arbed), une société issue en 1911 de la fusion de plusieurs usines et dont la participation, à partir de 1919/20, aux deux groupes de la Minière et de la Métallurgique des Terres Rouges fait pendant quelques années le numéro un des fabricants d’acier du continent. La nouvelle puissance économique aidant, le «grand chef» – c’est ainsi que son épouse Aline de Saint-Hubert se plaît à l’appeler[2] – parvient dès lors à se tailler peu à peu une renommée dans les milieux industriels, diplomatiques et intellectuels en Europe. Et voilà Colpach transformé en salon mondain où se côtoient des hôtes de marque. La splendeur cosmopolite qui envoûte désormais l’édifice dressé au milieu d’un paisible parc aménagé connaît son apogée au lendemain de la fondation, en mai 1926, du Comité franco-allemand d’Information et de Documentation, dit «Comité Mayrisch». Ce forum littéraire et politique sorti des fonts baptismaux par le baron du fer voue ses activités au rapprochement des deux grandes nations rivales de part et d’autre du Rhin et ce, quelques années à peine après les affres de la Première Guerre mondiale. Or, même si les bureaux officiels de l’organe internationaliste sont établis à Paris et à Berlin, il n’en reste pas moins que son âme réside aux confins du canton de Rédange, dans la demeure de celui qui a eu l’audace de miser sur la réconciliation entre les peuples ennemis d’hier.

Les deux sites mentionnés sont, il est vrai, des lieux de mémoire «partagés». Le Kräizbierg et Colpach évoquent autant l’élan créateur de Madame Mayrisch que celui de son mari. Ce dernier se voit toutefois attribuer dans la décennie qui suit son décès trois monuments exclusivement érigés à sa gloire personnelle. Deux d’entre eux remontent à une initiative municipale. Ils correspondent au désir des villes de Dudelange et d’Esch-s./Alzette de se montrer reconnaissantes envers un employeur auquel elles doivent leur expansion spectaculaire dans la foulée de l’industrialisation galopante. Le troisième monument se situe par contre sur le territoire français. Réalisé aux frais de l’Arbed, il consiste en une stèle dressée au bord de la chaussée de Châlons-sur-Marne à Paris, à l’endroit précis où Mayrisch a trouvé la mort, le 5 mars 1928. Les circonstances du tragique accident de la route ont d’ailleurs fourni l’étoffe à des anecdotes qui frappent l’imaginaire populaire. À l’instar des bobards qui remplissent en 1982 les colonnes de la presse à sensation au sujet de la disparition de Grace Kelly – comme quoi la jeune princesse de Monaco aurait piloté la voiture au moment du dérapage qui tua sa mère –, des rumeurs jadis colportées à la fin des années vingt prétendent qu’en lieu et place de son chauffeur, Mayrisch, un fanatique des automobiles et de la vitesse, aurait lui-même tenu le volant.

Quoi qu’il en soit, et pour curieux que cela puisse paraître au regard de l’extraordinaire résonance que l’évocation du nom du maître de forge suscite encore aujourd’hui, les trois monuments sombrent bientôt dans l’oubli. C’est qu’entre-temps la mémoire du patron des Aciéries Réunies s’est «volatilisée» en s’est affranchie des coordonnées géographiques d’un endroit précis pour incarner l’«esprit de Colpach» à travers maints discours et publications qui mettent en relief les quatre qualités cardinales communément inscrites au palmarès de l’illustre industriel: Mayrisch le philanthrope,[3] le Médicis luxembourgeois,[4] le médiateur entre la France et l’Allemagne,[5] le fondateur de l’Europe avant Jean Monnet et Robert Schuman.[6] Il s’ensuit la formation d’un véritable mythe où la réalité parfois assez prosaïque s’entrelace avec les intentions de ceux qui se servent volontiers de l’éclat d’un homme assurément hors commun dans un but intéressé. Cela dit, la «violation» de la biographie de Mayrisch serait à coup sûr une page d’histoire au moins aussi passionnante que sa biographie à proprement parler. Les deux, hélas, attendent d’être écrites.

Contentons-nous donc de quelques réflexions en relation avec la carrière internationale du patron des patrons luxembourgeois et sa perception par le public. En fait, rien ne prédispose Mayrisch à occuper les devants de la scène diplomatique européenne, si ce n’est l’opportunité inouïe qui se dégage de l’incapacité de la France à trouver un terrain d’entente avec l’Allemagne en vue de résoudre la question sidérurgique que le traité de paix de Versailles a omis de trancher. Quand, après d’interminables tractations sans résultat, Paris se rallie enfin à une proposition concrète destinée à réglementer l’expédition des fers lorrains, sarrois et luxembourgeois à destination des marchés d’outre-Rhin, l’idée se heurte d’emblée à l’opposition farouche des magnats de la Ruhr. À Düsseldorf, les capitaines de l’industrie lourde réclament la formation préalable d’un vaste cartel régulateur des coulées d’acier brut des principaux pays producteurs d’Europe occidentale. Des Allemands qui posent des conditions quelques années seulement après avoir été défaits sur les champs de bataille? Des Français qui, auréolés par la victoire de leurs armées, se plieraient aux exigences du Stahlwerks-Verband? – Inconcevable! – La «psychologie du passé»[7] entraîne de la sorte que, pour des motifs d’ordre politique générale, un ressortissant du Grand-Duché «neutre» peut se couvrir des lauriers du promoteur de l’Entente Internationale de l’Acier (EIA) fondée en septembre 1926 sur la base des desiderata exprimés par les patrons rhénans-westphaliens.

Une remarque s’impose pourtant. Tandis que les érudits allemands et anglo-saxons s’efforcent de nos jours de réhabiliter les mérites de Fritz Thyssen – il passe pour être le vrai père spirituel du cartel censé enrayer le chaos économique de l’époque –, la majorité de leurs collègues francophones continuent à ignorer l’évidence. Sans doute, les récits des hôtes de Colpach (André Gide, Jean Schlumberger, etc.), qui ont bénéficié de l’hospitalité généreuse de Mayrisch, ne sont-ils pas étrangers au phénomène. À cela s’ajoutent les travaux d’Henri Rieben et de la Fondation Jean Monnet à Lausanne.[8] Dès les années cinquante, dans le contexte d’une Europe en voie d’unification, ils ont vite fait de jumeler la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) fraîchement constituée et l’ancienne Entente Internationale de l’entre-deux-guerres pour établir ce semblant de continuité si cher aux hommes. Partant, le second conflit mondial apparaît comme une parenthèse – certes détestable et qui, à ce titre, doit être gardée en éveil dans la mémoire pour empêcher qu’un pareil désastre ne se reproduise –, qui néanmoins doit se subordonner aux priorités d’une ère nouvelle. À l’aube de la confrontation Est-Ouest, le rétablissement de la concorde au sein du monde occidental et donc la réintégration délicate de la République Fédérale d’Allemagne dans le concert des nations s’imposent. Le rapprochement est d’autant plus aisé à opérer que, dès sa création, l’EIA avait été amalgamée au Comité Mayrisch par une opinion publique souvent incapable à faire la juste part des choses. D’où l’identification des deux dans le cadre d’un même idéal de la paix qui, justement, revient à la une dans la fameuse déclaration du 9 mai 1950. Robert Schuman y annonce son intention de se servir à son tour des industries lourdes pour bâtir une Europe communautaire comme meilleur garant contre la résurgence des anciens conflits.

Les maîtres de forges européens s’en félicitent. L’assimilation entre l’œuvre attribuée à Mayrisch et celle reconnue à Schuman leur permet de redorer le blason d’une branche d’activité discréditée d’une part par le reproche d’avoir contribué par sa production à l’effort de guerre hitlérien, et malmenée d’autre part par la manie anti-trust américaine particulièrement virulente au lendemain de la Libération. Aussi une entreprise comme l’Arbed a-t-elle tout lieu de garder intact le souvenir de son ancien directeur général dorénavant célébré à titre de «précurseur de la construction de l’Europe»[9] et d’«eurovisionnaire»![10]

Quant au public luxembourgeois en général, et ses hommes politiques en particulier, ils emboîtent volontiers le pas aux métallurgistes. N’est-ce pas dans la nature d’un peuple comme le nôtre d’avoir une préférence marquée pour les «héros nationaux» également connus, et reconnus, par les voisins qui nous entourent? Ce sentiment teinté de la fierté des petits et de leur ambition de se voir traiter en égaux par les grands est d’autant plus vif que des temps de Mayrisch l’État grand-ducal est effectivement loin d’avoir trouvé sa place sur l’échiquier international. Preuve à l’appui: à l’occasion de la conférence de Locarno en octobre 1925, il n’est même pas invité! Or, cet isolement commence à se desserrer avec, et grâce à Émile Mayrisch. Son accession aux fonctions de président de l’illustre ronde des dynasties du fer continentales lui ouvre des entrées remarquées aux centres du pouvoir à Paris et Berlin, à Bruxelles et Genève. Simultanément l’établissement des bureaux de l’EIA dans un immeuble situé au boulevard Joseph II attire l’attention des journalistes de la presse spécialisée étrangère. Le pays entier en profite. Il est soudain dans la bouche des élites occidentales. Le gouvernement de Joseph Bech en tire parti pour développer sa propre diplomatie en faisant siennes les «vertus» polarisées par le directeur de l’Arbed. La mémoire de celui-ci se trouve de ce fait pérennisée, car au fond, par le biais de la symbiose construite a posteriori entre l’EIA et la CECA des Six devenue aujourd’hui l’Union européenne des Vingt-Cinq, elle inspire toujours dans une certaine mesure les préceptes de la politique du Luxembourg actuel. N’aimons-nous pas jouer aux «honnêtes courtiers» entre les nations comme Mayrisch l’a fait d’antan entre patrons d’usines? Ne nous plaisons nous pas dans notre rôle de «bons Européens» qui font le «pont» entre les peuples et le «carrefour» de leurs cultures, conformément à un «esprit de Colpach» toujours vivace?[11]

Après le déménagement des Mayrisch à Colpach, la villa du Kräizbierg à Dudelange est transformée en maison de repos pour enfants convalescents. La demeure revêt depuis lors un caractère symbolique. Elle est représentative de l’engagement social du directeur d’usine et de son épouse.

[1]           PAILLAT C., Dossiers secrets de la France contemporaine, t.2, La victoire perdue. 1920-1929, Éd. Laffont, Paris, 1980, p.173.

[2]           MASSON P. et MEDER C., André Gide, Aline Mayrisch. Correspondance. 1903-1946, Gallimard, Paris, 2003, entre autres p.163.

[3]           MERSCH J., Biographie Nationale du Pays de Luxembourg depuis ses origines jusqu’à nos jours, Imp. Buck, Luxembourg, 1963, fasc.XII, pp.456-470.

[4]           GÉRARD J., Un Médicis luxembourgeois, in: La Libre Belgique, 21-24 août 1980.

[5]           BARIÉTY J., Le rôle d’Émile Mayrisch entre les sidérurgies allemande et française après la première guerre mondiale, in: Relations internationales, 1(1974), p.123-134.

[6]           BOSSUAT G., Les fondateurs de l’Europe, Belin, Paris, 1994, pp.37-41.

[7]           HADIR, 1.«Procès-verbaux», Séance spéciale des délégués des groupes luxembourgeois et belge de l’EIA, 09.05.1928.

[8]           RIEBEN H., Des ententes de maîtres de forges au Plan Schuman, Les Presses de Savoie, Ambilly, 1954.

[9]           SCHLUMBERGER J., MEYER R., Émile Mayrisch. Précurseur de la construction de l’Europe, Centre de recherches européennes, Lausanne, 1967.

[10]         G. MÜLLER, Pierre Viénot: Schöpfer des Deutsch-Französischen Studienkomitees (1926-1938) und Europäer der ersten Nachkriegszeit, in: Journal of European Integration History, 4(1998), p.5.

[11]         À comparer avec les propos inconsidérés de Claude Frisoni: «Colpach, c’est dépassé». Interview accordée à PETIT M., L’Institut Pierre Werner en crise. La survie par l’élargissement, in: Jeudi, 24 novembre 2005.

Le 15 août 1933 est inauguré le monument Mayrisch à Esch-sur-Alzette. Cinq ans après son tragique décès, le patron de l’Arbed est déjà vénéré comme un grand diplomate d’un petit pays. Aussi le maire Wilhelm de la métropole du Bassin minier ne manque-t-il pas de souligner dans son discours combien, à travers «de nombreuses missions officielles et officieuses», Mayrisch «avait porté si haut la renommée luxembourgeoise» partout en Europe.

Le 5 mars 1928, en se rendant à Paris pour une rencontre de l’Entente Internationale de l’Acier, Émile Mayrisch a trouvé la mort dans un accident de la route. La stèle commémorative au bord de l’ancienne route nationale 33 près de Châlons-sur-Marne (aujourd’hui: Châlons-en-Champagne) est souvent visitée par Aline, qui veille personnellement du site. Plus récemment, à l’aube du XXIe siècle, suite à une initiative du «Cercle des amis de Colpach», le monument a été entièrement rénovée par le groupe sidérurgique Arcelor.

Le 19 août 1941, le bourgmestre allemand de Dudelange décide de faire enlever le monument Mayrisch de la place de l’Hôtel de Ville, apparemment parce que «das ganze Gelände als Aufmarschgebiet benötigt wird». Sur intervention de la direction de l’usine, le monument est alors transféré au prix de 2.500 Reichsmark au Kraïzbierg avant de retrouver, il y a peu de temps, une nouvelle place au cœur du nouveau parc de la cité du fer.